Chaque soir, une petite histoire
Il y a l’Histoire avec le grand H. Il y a l’histoire que l’on nous apprend des heures et des heures durant, sur nos bancs d’école. Et puis il y a toutes ces histoires que nous n’avons jamais entendues; et ce n’est pas faute de temps passé, années après années, à donner de l’attention à nos professeurs. De telles histoires qu’on passe sous silence ou qu’on laisse s’oublier, il s’en compte par centaines. Chaque pays, chaque région, chaque peuple a les siennes. En voici une.
L’histoire se passe sur Île d’Ouvéa, en Nouvelle Calédonie. Elle commence le 22 avril 1988, alors que des militants du FLNKS, le Front de Libération Nationale Kanak Socialiste, sous la tutelle du chef Alphonse Dianou, attaquent la gendarmerie de Fayaoué, tuent quatre gendarmes et en emmènent trente autres en otages. Pour répliquer, la France envoie l’armée. Trois cents hommes, rien que ça, et un dispositif militaire important pour « rétablir l’ordre ». Parallèlement, Philippe Legorjus, alors commandant du GIGN, le Groupe d’Intervention de la Gendarmerie Nationale, va passer dix jours à négocier avec les divers acteurs du conflit, rencontrant tour à tour, indépendantistes, responsables militaires et dirigeants politiques. Des jours et des nuits de négociations qui n’éviteront pas l’assaut final, donné le 5 mai 1988 pour libérer les otages de la grotte de Gossanah. L’opération Victor se soldera avec la mort de 19 Kanaks et de deux militaires.
Mathieu Kassovitz a dédié une dizaine d’années d’enquêtes et son dernier film à cet épisode : sans jamais tomber dans la caricature ou faire le procès de quiconque, L’Ordre et la Morale, présenté dernièrement dans le cadre du Festival Cinémania, peint le portrait d’une crise qui aura duré dix jours et nous éclaire ainsi sur des décisions et des actions autant méconnues qu’obscures de la Vè République Française.
Remettons-nous en contexte. En avril 1988, la révolte Kanak est menée au nom de la reconnaissance d’une identité : elle témoigne d’un ras-le-bol, à travers lequel il s’agit de revendiquer une histoire, un territoire, une langue, des coutumes et des valeurs d’un peuple qui existe depuis des générations et qui trouve ses intérêts menacés par la domination tant politique qu’économique et culturelle d’une présence française qui occupe l’île depuis 1853. Les Kanaks aspirent donc activement au désengagement de la France de leur territoire.
Face à ces ambitions, les intérêts français en Nouvelle Calédonie sont principalement stratégiques et économiques : les sols de cette Collectivité d’Outre Mer sont riches en nickel et le Caillou assure à la France une présence dans le Pacifique Sud.
Ce sont ces enjeux qui dictent l’avenir néo-calédonien. Chaque décision politique et chaque action sur le terrain y répondent, non pas que ceux qui les prennent ne connaissent ou ne comprennent pas le contexte, mais ils l’ignorent. Délibérément.
_« J’ai beau leur crier fort et redoubler d’efforts, ils n’entendent rien, rien d’autre que leurs biens, rien d’autre que le cash, rien pour qu’on enterre la hache ». _Louis-Jean Cormier.
L’économie prime donc. Le jeu des politiques aussi. Peu importe les conséquences.
La prise d’otages d’Ouvéa a lieu deux jours avant le premier tour des élections présidentielles qui voient s’opposer le président François Mitterrand à son premier ministre Jacques Chirac. Le véritable combat se déroule donc loin de la grotte d’Ouvéa, dans la métropole et, en pleine campagne, les enjeux électoraux l’emportent sur le bon sens et la raison. L’Ordre et la Morale met en lumière sur ces priorités et sur cette logique qui tirent les ficelles une lutte déjà jouée d’avance. L’appât du gain n’a pas de limite : il « justifie » l’Intervention insensée et disproportionnée de l’armée française venue en grand nombre.
Par ailleurs, le film de Mathieu Kassovitz est très instructif quant aux rapports à la hiérarchie qui entrent en jeu dans un tel conflit. Quel est le pouvoir politique et décisionnel d’un commandant ou d’un général en situation de guerre? Dans le tableau de L’ordre et la morale, l’armée est un exécutif et répond aux ordres de la métropole, tout simplement. Certes les pouvoirs qui lui sont conférés pour mater ces « fous furieux » sont énormes, mais la liberté d’initiatives et de prises de décision dont disposent ses officiers sur le terrain est dans les faits minime.
Le soldat est le dernier maillon d’une chaîne, son ultime exécutant. Pendant dix jours, le Commandant Legorjus est déterminé à trouver une solution pacifique, remuant corps et âmes pour trouver des compromis, allant jusqu’à se constituer lui-même otage afin d’établir un dialogue. Pendant dix jours, il va non seulement négocier de part et d’autre la libération des otages, mais aussi écouter chacune des parties pour tenter d’ouvrir une discussion. Pendant dix jours, il va croire en une solution raisonnable.
Son travail est une mascarade.
Personne ne veut d’une solution pacifique. L’histoire est déjà écrite et si le Commandant Legorjus, à l’instar de nombreux autres soldats, a pendant quelques jours eu l’espoir d’agir en accord avec ses valeurs, il n’est ni écrivain, ni correcteur, ni magicien. Son pouvoir est nul, ses mains sont liées, au milieu de conflits d’intérêts et de tractations politiques. Le dilemme auquel il est confronté n’est qu’illusoire : en acceptant d’être un officier, il accepte d’obéir aux ordres, même s’ils vont à l’encontre de sa morale personnelle. C’est ça être un vrai soldat.
Voilà mes enseignements de deux petites heures passées dans une salle obscure.
Certes, certains diront que le film, inspiré principalement du témoignage du patron du GIGN est subjectif. D’autres reprocheront à Kassovitz sa vision manichéenne de l’événement.
Mais L’Ordre et la morale fait bel et bien sortir de l’oubli le massacre d’Ouvéa.
Le cinéma, la musique, la photographie, la littérature, la peinture… L’art a ce mérite que n’ont eu aucun de ma dizaine de professeurs d’Histoire. Celui d’être indépendant, de nous informer et d’ouvrir des pistes de réflexion.
Fin de l’histoire.
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